Nous sommes habitués à évoquer les relations euro-américaines en termes de dépendance de l'Europe des Etats-Unis et de son incapacité d'avoir une autonomie stratégique. L'état de la discussion à ce sujet sur le Vieux Continent parle effectivement en faveur de cette version, les Européens craignent de perdre leur lien avec l'autre rive de l'Atlantique, même s'ils se plaignent de nombreuses actions américaines. Mais maintenant, il est plus intéressant de voir le problème de l'autre côté de l'océan.
L'Europe était le centre de la confrontation pendant la seconde moitié du XXe siècle, toute l'infrastructure militaro-politique et idéologique des relations atlantiques émanait de l'importance maximale de ce théâtre d'opérations. Après la fin de la guerre froide, l'Europe a obtenu un autre rôle - servir de prototype de l'ordre mondial à l'époque de la mondialisation vainqueur. Les risques se sont nettement réduits, mais soudainement est apparue la possibilité de réaliser dans cette région du monde un idéal de la "fin de l'histoire", sans être limité par un cadre naturel de propagation d'un certain modèle sociopolitique. Pendant les deux étapes, le continent européen restait important pour les États-Unis, même si après la chute de l'URSS l'Amérique pouvait nettement réduire les dépenses pour la sécurité ici.
Mais une autre ère est arrivée ensuite. Les menaces, telles que Washington les voit, ne sont pas simplement parties d'Europe, elles se sont déplacées en Asie, ce qui a nécessité une restructuration profonde de la planification stratégique. Et l'incarnation du rêve libéral-démocratique a commencé à rencontrer des problèmes. Notamment dans le secteur de la sécurité. Quand la structure militaro-politique couvre un espace de plus en plus vaste pratiquement sans frais, c'est une chose. Mais quand des frais apparaissent et risquent même de devenir élevés, c'en est une autre. Et ils détournent de plus en plus l'attention des tâches prioritaires. Voici le dilemme aujourd'hui.
L'Otan est un symbole et une incarnation de l'Occident politique tel qu'il est apparu après la Seconde Guerre mondiale. Il convient de rappeler qu'il n'existait pas auparavant, les guerres mondiales et les conflits de moindre envergure étaient menés avant tout entre les puissances occidentales. La menace soviétique a réuni les anciens adversaires et son inertie a suffi pour deux décennies. Cette inertie s'épuise à présent, ce qui soulève la question d'une nouvelle mission commune. Et elle semblait être trouvée - l'adaptation de l'ancienne mission avec un déplacement vers l'Est et avec la Russie au lieu de l'URSS.
Cependant, l'Union soviétique représentait une menace directe pour les Etats-Unis et pour l'Europe occidentale, qui serait devenue un théâtre d'opérations en cas de conflit. Au cœur de la discussion actuelle sur la sécurité se trouve un pays devant lequel ni les Etats-Unis ni l'Otan n'ont des engagements. Certains pays membres de l'Alliance parmi ceux qui y ont adhéré après la guerre froide éprouvent de la peur face à une invasion russe, mais ni l'Amérique ni l'Europe occidentale ne voient de menaces pour eux. Tout comme ils ne voient aucun risque sérieux et non militaire à long terme, malgré le brouhaha incessant concernant une ingérence russe.
En d'autres termes, le danger appelé à donner un sens à l'existence de l'Otan l'est, premièrement, pour une minorité des membres de l'Alliance et, deuxièmement, c'est le produit de l'expansion de l'Alliance après la guerre froide. Et surtout, l'allié principal s'est doté d'un problème bien plus grave en la personne de la Chine, qui est considérée comme une menace dans tous les secteurs - militaire, économique et technologique. La mise en place d'une ligne à long terme visant à endiguer Pékin nécessite beaucoup d'efforts et une redistribution des ressources matérielles et intellectuelles.
L'Otan est un instrument habituel et qui a fait ses preuves pendant la confrontation antérieure. Dans l'idéal, les Etats-Unis voudraient probablement adapter l'Alliance à la confrontation actuelle, mais cela pose plusieurs problèmes. Les alliés européens ne s'empressent pas de déplacer leur activité vers l'océan Pacifique, alors que les pays d'Europe de l'Est font tout pour retenir l'attention et les ressources américaines sur eux et sur le dossier russe. D'où la nécessité pour Washington de faire une sorte de grand écart: réaffirmer constamment l'attachement aux thèmes européens tout en créant des capacités dans les océans Pacifique et Indien. Le fameux Aukus (alliance entre les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l'Australie) en est un parfait exemple: sans être au détriment apparent de l'Otan, l'Europe continentale a gardé un arrière-goût de trahison.
Les Etats-Unis sont une grande puissance, mais même pour eux un tel "grand écart" pose problème. Il faut simplifier les choses. À l'heure actuelle, Washington ne voit pas la possibilité de remettre en question ouvertement l'importance prioritaire de l'Alliance, d'autant que pour une grande partie de l'establishment américain elle est synonyme de la puissance et de la réussite américaines. Par ailleurs, la valeur douteuse de l'Otan pour les Etats-Unis a été publiquement exprimée par Donald Trump, or il est mal vu de se solidariser avec ce dernier. Néanmoins, le comportement du président Joe Biden et de ses collaborateurs proches prête à penser que le dogmatisme idéologique a diminué en Europe. Et des changements sont possibles tant que le président actuel conserve des leviers pour déterminer les axes principaux de la politique.
Fiodor Loukianov, journaliste et analyste politique
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