30.08.2022
Le cessez-le-feu en vigueur depuis presque deux ans entre les groupes paramilitaires libyens a été enfreint. Les troupes armées sous le commandement de Fathi Bachagha, chef du gouvernement constitué dans l'est du pays, ont attaqué la capitale Tripoli, qui est contrôlée par le gouvernement d'union nationale (GUN) dirigé par Abdelhamid Dbeibah.
La légitimité des deux gouvernements suscite de sérieuses questions. Le gouvernement Bachagha créé par le parlement de Tobrouk représente les tribus de l'est du pays, alors que le GUN de Tripoli représente l'ouest. Le second a été reconnu par l'UE et plusieurs autres pays en tant que pan-libyen, mais seulement jusqu'aux élections nationales. Étant donné qu'elles n'ont pas eu lieu, la légitimité de ce gouvernement est remise en question. Tout comme la légitimité du gouvernement Bachagha nommé par un parlement qui ne représente qu'une partie du pays.
Après l'échec de l'organisation d'une présidentielle en décembre 2021-janvier 2022, la lutte armée restait au fond la seule option pour établir le contrôle de la Libye. L'élection n'a pas pu avoir lieu parce que la société libyenne déchirée par des années de guerre civile n'est pas prête à des procédures démocratiques. Le risque réel d'une victoire de Saïf al-Islam Kadhafi, fils du feu dictateur, a tellement effrayé le sommet politique libyen et les organisateurs occidentaux du processus de paix en Libye qu'il a été décidé de ne pas organiser d'élection. Alors que même sans tenir compte du fils Kadhafi, il est à supposer que tout perdant ne reconnaîtrait pas la victoire de son rival et les armes seraient le seul argument du litige.
La guerre civile en Libye, c'est une guerre entre l'est et l'ouest dans le sens premier du terme, et non géopolitique. Depuis l'antiquité, la Libye représentait un immense territoire où se situaient deux pays différents, la Tripolitaine et la Cyrénaïque. La première représente l'ouest de la Libye, la seconde l'est. Ces régions ont fusionné il y a relativement peu de temps, en 1934, quand les colonisateurs italiens ont décidé de simplifier la gestion administrative de leurs possessions sur le littoral sud de la Méditerranée.
La Libye n'a jamais réussi à devenir un pays uni, et les Libyens une nation intégrée. Le pays compte 140 tribus souvent hostiles entre elles. L'est, la Cyrénaïque, était toujours en opposition à Kadhafi, mais il la désavantageait dans la répartition des investissements, ses représentants n'étaient pas nommés à des postes de pouvoir, ils n'étaient pas promus au niveau militaire. La population de la région était historiquement soutenue par l'ordre islamique Sanousiyya, lequel Kadhafi s'efforçait en vain d'éradiquer.
Kadhafi était soutenu par sa tribu natale Qadhadhfa de Tripolitaine et d'autres tribus de l'ouest, ainsi que par les Touaregs du Sahara et des ressortissants d'Afrique noire. La division s'est renforcée sous le règne Kadhafi, et la révolte de 2011 suivie d'une effusion de sang était en grande partie une guerre tribale classique. Si à la suite du Printemps arabe la Syrie et le Yémen ont éclaté selon le principe religieux, la Libye s'est divisée d'après le principe tribal.
Depuis 2011, la Tripolitaine et la Cyrénaïque existent, à défaut d'être deux États à part, comme deux communautés différentes et hostiles. Elles ont peu de liens.
De facto, la seule chose qui unit la Libye, c'est le pétrole. Après l'effondrement de la dictature et du pays, les richesses pétrolières du pays sont contrôlées par certaines tribus et des chefs de guerre appartenant aux gouvernements de Tripoli et de Tobrouk. De plus, la communauté internationale reconnaît la Libye comme un État uni, ce qui permet aux deux gouvernements de revendiquer le pouvoir dans le pays. En été 2022, les deux gouvernements ont tenté de trouver un compromis: le chef tripolitain Dbeibah a nommé Farhat Bengdara, lié au gouvernement de Tobrouk, président de la National Oil Corporation (NOC).
Mais l'entente entre l'est et l'ouest a finalement échoué. Le maréchal Khalifa Haftar, de facto le seigneur de l'est, s'est retiré dans l'ombre cédant la place au civil Bachagha. Cependant, ce dernier s'est avéré être tout aussi belliqueux et n'a pas accepté l'entente avec Tripoli, ce qui s'est soldé par les affrontements actuels à Tripoli.
La Libye est un pays arriéré (notamment du point de vue de la culture politique), et son élite, qui représente plus exactement le sommet tribal, n'est pas professionnelle. Alors que les richesses de la Libye sont immenses et, par conséquent, l'intérêt des acteurs extérieurs est très grand. Le gouvernement de Tripoli est soutenu par la Turquie, le Qatar et l'Italie, alors que Tobrouk bénéficie de l'appui de l'Égypte, des Émirats arabes unis et de la Russie.
L'activité des pays de l'UE et de la Russie sur le dossier libyen s'est nettement réduite après le début du conflit ukrainien, mais pour la Turquie et l'Égypte le succès en Libye demeure primordial. Les deux pays traversent une période économiquement difficile et souhaitent redresser la situation grâce au pétrole libyen. Il ne faut pas non plus oublier la lutte pour le leadership dans la région: Ankara et Le Caire revendiquent le rôle de principale puissance régionale. Le président turc Recep Tayyip Erdogan est connu pour son intransigeance, mais son homologue égyptien Abdul Fattah al-Sissi n'est pas non plus enclin au compromis.
La situation en Libye est sans issue. Il semble impossible d'organiser des élections sans les transformer en une véritable farce. Sachant que la séparation continue de la Libye ne convient ni à l'Europe, ni aux États-Unis, ni aux pays arabes, ni à la Turquie: le pétrole libyen a un prix élevé, aussi bien financier que politique. Qui plus est dans une situation où trois grands producteurs pétroliers, la Russie, l'Iran et le Venezuela, font l'objet de sanctions.
La division de la Libye peut être surmontée par des accords internationaux, avant tout entre la Turquie et l'Égypte. En principe, c'est possible, étant donné que les dirigeants des deux pays sont certes intransigeants, mais aussi suffisamment expérimentés. En fin de compte, 11 ans de scission et de guerre civile en Libye ne rapportent de dividendes à personne.
Mais il ne faut pas compter sur la réconciliation et, qui plus est, sur la réunification de la Libye tant que les forces extérieures ne s'entendront pas sur le sort de ce pays déchiré.
Alexandre Lemoine
Les opinions exprimées par les analystes ne peuvent être considérées comme émanant des éditeurs du portail. Elles n'engagent que la responsabilité des auteurs
Abonnez-vous à notre chaîne Telegram: https://t.me/observateur_continental