23.05.2022
Le conflit armé actuel entre la Russie et l'Ukraine n'est évidemment pas un conflit ethnique standard: des Ukrainiens ethniques et des Russes ethniques combattent aujourd'hui des deux côtés de la ligne de front.
Contrairement aux idées reçues à Moscou, le nationalisme radical n'est pas la seule ni la principale force motrice de la résistance ukrainienne acharnée. Et ce n'est certainement pas un conflit religieux à l'instar des affrontements au Moyen-Orient: la Russie et l'Ukraine sont depuis longtemps des États laïque et il ne faut pas surestimer la signification du relèvement religieux dans les deux pays. Ce n'est pas non plus un litige classique sur les frontières, même si les questions territoriales non résolues demeurent un sérieux obstacle à un règlement pacifique entre Moscou et Kiev.
Au final, le conflit actuel repose sur l'incompatibilité de l'organisation très différente de la vie sociale et politique dans les deux pays qui constituaient autrefois le noyau de l'univers soviétique.
Les historiens, anthropologues culturels et sociologues débattront certainement pendant encore longtemps des raisons d'une telle divergence entre les deux plus grands vestiges de la civilisation soviétique et des trajectoires éventuelles de l'évolution de chacun d'entre eux. Cependant, aujourd'hui, force est de constater que l'incompatibilité fondamentale entre les deux modèles d'organisation sociale a non seulement conduit à une confrontation fratricide terrifiante au cœur de l'Europe, mais également et en grande partie dicte la logique de comportement des parties à cette confrontation historique.
Le choix de cadres dirigeants et l'organisation de la propagande étatique, la mobilisation politique et de la population et la planification d'opérations militaires, l'interaction avec les amis et la communication avec les adversaires - dans tous ces domaines et dans d'autres les deux modèles postsoviétiques concurrents traversent ce que l'on pourrait appeler un crash-test socioéconomique et politique. Les résultats de ce test auront visiblement des conséquences à long terme bien au-delà du cadre de la Russie et de l'Ukraine.
Il est peu probable que les enjeux dans la mise à l'épreuve des deux modèles soient plus importants. Il ne s'agit pas seulement de l'avenir de la Russie et de l'Ukraine, mais également des perspectives de développement du système international et des paramètres de base du nouvel ordre mondial. De plus, il est question de savoir ce qu'il convient d'intégrer dans la notion de "modernité" et, par conséquent, des fondations sur lesquelles les politiciens commenceront à construire des modèles nationaux préférables de développement socio-politique dans les décennies à venir. De cette manière, la lutte d'aujourd'hui ne se déroule pas pour Izioum ou Severodonetsk, mais pour les cœurs et les esprits des futurs politiciens qui devront construire le nouveau monde.
Il est à supposer qu'il existe au moins trois scénarios de l'issue de l'opération militaire spéciale de la Russie en Ukraine, où chaque résultat aurait d'immenses conséquences géopolitiques.
En cas de défaite de Moscou dans cette confrontation épique, nous assisterions certainement à la renaissance dans la politique mondiale de "l'unipolarité" du début du siècle, malgré une opposition incontestable de Pékin à un tel scénario. Une victoire convaincante de l'Ukraine permettrait enfin à l'Occident de remplir l'objectif visé pendant plus de 30 ans: "domestiquer" la Russie postcommuniste. Or l'accomplissement de cette mission permettrait à l'Occident de renforcer considérablement la pression sur la Chine qui, dans ces conditions, resterait l'unique obstacle sérieux à l'établissement d'une hégémonie libérale mondiale et la fameuse et tant attendue "fin de l'histoire".
Si le conflit se terminait par un compromis politique imparfait mais mutuellement acceptable entre Moscou et Kiev, ainsi que la Russie et l'Occident, alors l'issue finale de l'affrontement entre les modèles de développement russe et ukrainien serait reportée une fois de plus. La concurrence fondamentale entre les deux modèles d'organisation sociale se poursuivrait indéniablement, mais de manière moins sévère. Un compromis loin d'être parfait entre l'Occident et la Russie pourrait être suivi par un compromis encore plus important et plus fondamental entre l'Occident et la Chine. Si une certaine entente entre les dirigeants occidentaux et Vladimir Poutine reste encore possible, une entente avec Xi Jinping serait une suite logique. Bien évidemment, une entente entre la Chine et l'Occident demanderait beaucoup de temps, d'énergie et de flexibilité politique de la part des parties. Mais les résultats de l'accord changeraient le monde, y compris la réforme de l'ordre mondial avec de sérieux changements dans le système de l'ONU, la modernisation des normes archaïques du droit international public, la restructuration du Fonds monétaire international (FMI), de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et d'autres institutions multilatérales.
En supposant que le conflit en Ukraine ne débouche dans un avenir prévisible sur aucun accord et se poursuive dans l'algorithme actuel d'"escalade - épuisement des parties - trêve fragile - accumulation des forces - nouvelle escalade", alors cela pourrait devenir le catalyseur d'un effondrement définitif du système international contemporain. Les institutions internationales régionales et mondiales inefficaces perdront définitivement leur rôle dans la politique mondiale, la course aux armements s'accélérera brusquement, une réaction en chaîne de propagation de l'arme nucléaire commencera, les conflits régionaux se décupleront, le terrorisme international prospérera. De tels changements entraîneront une instabilité générale et même le chaos dans les années à venir, et les germes d'un nouvel ordre mondial commenceront à percer à travers cette instabilité bien plus tard.
Il est extrêmement difficile d'évaluer la probabilité de ces trois scénarios, car trop d'inconnues indépendantes pourraient influer sur la dynamique du conflit armé. Mais il est possible, du moins, de parler de l'option préférable de la fin du conflit. Du point de vue des perspectives du futur ordre mondial, cette option serait un compromis politico-diplomatique imparfait mais durable où chacune des parties au conflit pourrait proclamer sa "victoire".
Andreï Kortounov, docteur en Histoire, Directeur général du RIAC (Conseil russe des affaires internationales)
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