Emmanuel Dupuy, président de l'IPSE, l’Institut Prospective et Sécurité en Europe, nous donne un entretien sur la situation en Libye.
Observateur Continental: Comment est la situation ?
Emmanuel Dupuy : La situation militaire n'a pas changé depuis une semaine. Le maréchal Haftar est bloqué au niveau de l'aéroport civil de Tripoli. Le front s'est stabilisé à la périphérie de Tripoli avec le risque d'avoir une situation syrienne où on aurait un front mobile avec un gouvernement officiel qui est minoritaire en terme de légitimité territoriale et un pouvoir militaire qui a la souveraineté sur pratiquement 75% du territoire. Le maréchal Haftar domine la quasi totalité de la Libye utile. Depuis l'automne dernier, il a pris possession des champs pétroliers du sud.
O.C.: Pourquoi n'avoir pas pris Tripoli ?
Emmanuel Dupuy : L'offensive n'est pas lancée jusqu'au centre ville pour des raisons diverses. Du côte du maréchal Haftar, il y a une volonté d'épargner la population civile. De la part du gouvernement d'accord national (GAN) avec Fayez el-Sarraj, il y a une volonté de mobiliser politiquement et militairement autour de la défense de la ville pour montrer qu'ils ne sont pas, eux, dans l'offensive et qu'ils sont plus dans la défensive suite à l'opération d'Haftar. On est dans un statut quo militaire.
O.C.: La situation politique ?
Emmanuel Dupuy : Il me semble que nous sommes plutôt dans une régression politique. La conférence de Ghadamès est encore programmée et devrait aboutir à ce que les deux partis puissent s'assoir à la même table des négociations. On voit que c'est un peu compliqué. Dans le cadre d'un processus politique qui suit les recommandations onusiennes visant à créer les conditions d'un dialogue inter-libyen le maréchal Haftar avait lancé un mandat d'arrêt contre le premier ministre Fayez al Serraj. Les positions sont en train de s'éloigner radicalement.
O.C.: L'armée d'Haftar la plus forte ?
Emmanuel Dupuy : Numériquement certainement mais en terme d'aguerrissement ça reste à être confirmé. Premièrement l'ensemble des structures notamment les milices qui soutiennent le GNA ont aussi de nombreux combattants. Il faut se rappeler que l'opération lancée par Haftar est une opération bicéphale puisqu'il avait lancé une opération vers le sud libyen il y a quelques semaines en direction de la frontière avec le Niger et vers la frontière avec le Soudan, des opérations qui ont mobilisé beaucoup d'hommes. Ce n'est pas son armée qui fait la différence mais le soutien des uns et des autres. Le GNA est toujours soutenu par la communauté internationale puisqu'elle est, elle-même, le produit du processus onusien de Skhirat du 17 décembre 2015 qui visait à créer une réconciliation nationale entre le GNA, les forces du maréchal Haftar et le parlement de Tobrouk, un troisième acteur trop souvent oublié qui pourrait permettre une médiation car Aguila Salah Issa est le seul officiellement élu puisque c'est lui qui est le président par interim selon la constitution libyenne. Chacun soutient son candidat.
O.C.: La situation peut s'aggraver ?
Emmanuel Dupuy : Je crains que cela s'aggrave car la question libyenne divise à tous les niveaux. La situation de la Tunisie est particulièrement inextricable avec un million et demi de Libyens venus sur son territoire par une frontière qu'elle souhaitait protéger pour éviter une pénétration de milices ou de mouvements qui pourraient prendre à défaut sa sécurité. Les Tunisiens sont très inquiets et se considèrent comme les victimes comme la Jordanie, la Turquie. On a un risque de déstabilisation de la Tunisie. On a la même chose avec l'Algérie. Les forces algériennes ont renforcé la sécurité de la frontière avec la Libye pour que la situation interne avec l'Algérie ne soit pas un prétexte à des infiltrations. Le poids de l'Algérie, qui pouvait contrebalancer l'Egypte, a disparu. Le Soudan n'a plus l'envie ou la capacité de s'occuper de ce qui se passe en Libye. Cette période aurait été tout à fait favorable à Haftar si il avait gagné Tripoli dans les heures qui ont suivi son opération. On évoque la mise en place d'un processus similaire à celui d'Astana employé en Syrie pour pacifier la Libye.