11.07.2023
Après près de 18 mois de conflit en Ukraine, les entreprises de la défense européennes, submergées par la demande d'armes, allant des munitions aux lance-missiles sol-air en passant par des véhicules de combat, sont confrontées à un dilemme. Aujourd'hui, deux questions contradictoires se posent pour eux: faut-il étendre la production en supposant que les combats en Ukraine vont durer indéfiniment ou faut-il s'abstenir dans l'attente des engagements à long terme de la part de leurs gouvernements?
Ce dilemme se pose pour les entreprises de la défense et les gouvernements européens, vu que ces dernières décennies, les pays européens, convaincus d'une paix éternelle, réduisaient progressivement leurs budgets de défense.
"Auparavant, nous avions du temps mais pas d'argent. Aujourd'hui, nous avons de l'argent mais pas de temps", a déclaré Tommy Gustafsson-Rask, directeur de BAE Systems Hägglunds AB, cité par Bloomberg, reflétant un thème commun pour l'ensemble de l'industrie de la défense européenne.
Cette question qui se pose n'est pas seulement importante pour la direction de l'industrie de la défense européenne, qui représente au total environ 120 milliards d'euros par an, mais aussi pour l'ensemble de la coalition occidentale de soutien qui s'est formée depuis le début du conflit en Ukraine.
L'Ukraine a besoin de plus en plus d'armes, des munitions d'artillerie aux systèmes de défense antiaérienne, tandis que les réserves de ses propres alliés sont déjà épuisées. Les pays européens tentent de relancer leur industrie de défense, qui restait en hibernation pendant des décennies. Cela est nécessaire non seulement pour maintenir les livraisons d'armes à l'Ukraine, mais aussi pour renforcer leur propre sécurité.
Bien que les combats ne touchent que le territoire de l'Ukraine, le sentiment d'impossibilité d'une guerre sur le sol de l'Europe occidentale quitte peu à peu l'esprit des dirigeants européens actuels.
L'Otan souhaite augmenter le nombre de sa force opérationnelle interarmées à très haut niveau de préparation (VJTF), c'est-à-dire des troupes alliées capables de se déployer en moins de 30 jours, à 300.000 personnes, soit sept fois leur effectif actuel. Tout cela soulève la question de la nécessité d'un grand nombre d'armements modernes prêts à être utilisés instantanément.
Les ministères européens de la Défense entretiennent depuis longtemps des liens commerciaux avec des fabricants d'armes américains tels que Raytheon Technologies Corp. ou Lockheed Martin Corp., mais la puissante industrie américaine ne peut pas à elle seule répondre à toute la demande mondiale, souligne Bloomberg.
Aujourd'hui, les États-Unis tentent de résoudre le problème du faible niveau de stocks de munitions d'artillerie, ce qui pousse Washington à prendre une décision très controversée de fournir des armes à sous-munitions à l'Ukraine.
Alors que le président américain Joe Biden appelle l'Europe à assumer davantage de responsabilité pour sa propre défense, les grands pays tels que l'Allemagne, la France et l'Italie souhaitent réduire leur dépendance vis-à-vis des chaînes d'approvisionnement militaire des États-Unis et favoriser leurs propres géants de l'industrie de la défense.
On s'attend à ce que les dirigeants de l'Otan soutiennent le plan de l'industrie de la défense européenne, qui prévoit des achats conjoints multinationaux, lors du sommet de Vilnius. Ce plan comprend également un appel à adopter des normes simplifiées assurant la compatibilité des mêmes munitions avec des systèmes d'armement de différents pays.
La tension croissante entre les ministères européens de la Défense et les entreprises de l'industrie de la défense repose sur une incompréhension de qui, en fin de compte, doit prendre l'initiative et assumer la responsabilité pour les décisions prises.
Dans un contexte de forte augmentation des commandes (ce dont l'industrie européenne de la défense ne pouvait que rêver), le secteur craint qu'après une importante expansion de production dans 3 à 5 ans la demande de produits militaires puisse à nouveau diminuer.
Les gouvernements européens s'étaient déjà écartés des plans sans respecter à plusieurs reprises les exigences de l'Otan en matière de constitution de stocks ou de dépenses de défense à hauteur d'au moins 2% du PIB. Ce n'est que vendredi dernier que les membres de l'Alliance atlantique se sont entendus sur une intention plus ferme de parvenir à cet objectif de 2%.
Ces inquiétudes ne sont pas infondées, car certains gouvernements européens hésitent à signer des contrats à long terme pour la fourniture d'armes, car ils ne sont pas certains de leur utilité future.
Selon Andrea Nativi, président de l'unité de défense de l'association commerciale ASD Europe, l'industrie, qui fait face à une pénurie de main-d'œuvre qualifiée et de composants clés, a tout fait pour optimiser ou étendre la production grâce à ses propres investissements. Maintenant, selon lui, l'industrie de la défense a besoin de transparence quant à la direction de la demande gouvernementale dans les années à venir. "Nous voulons que les paroles soient suivies d'actions réelles", déclare M. Nativi.
Il ajoute également que, outre les contrats à long terme, les gouvernements doivent prendre d'autres mesures, telles que l'aide directe au financement de l'expansion de la production ou l'accès prioritaire à l'énergie.
Au fond, ce qui se passe aujourd'hui indique que les dirigeants européens et américains sont confrontés à une décision inévitable: commencer une nouvelle course aux armements avec toutes les conséquences économiques qui en découlent ou refuser de satisfaire pleinement les demandes de l'Ukraine, ce qui pourrait avoir des conséquences politiques.
Alexandre Lemoine
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