Après l'achat de S-400 russes la Turquie songe à renouveler son parc de chasseurs. La Turquie poursuit sa politique peu ordinaire et risquée dans le secteur de la coopération militaro-technique, qui, au fond, est la continuité de la politique étrangère du président turc Recep Tayyip Erdogan. Après un "match" mémorable autour des achats de systèmes antimissiles, se soldant par l'achat de S-400 russes, les Turcs ont entamé la modernisation de leur parc de chasseurs.
La réalisation rapide du contrat russe et l'intérêt significatif de la Turquie ont été motivés par la détérioration continue des relations avec les États-Unis après le putsch. La tentative de chantage avec des S-400 a complètement suscité la rage: ce n'était plus 2013 et l'achat d'armements russes par un pays de l'Otan n'a pas provoqué une simple plainte. Des sanctions ont même été décrétées contre la Direction de l'industrie de la défense (SSB) dans le cadre de la loi CAATSA.
Cependant, la principale "punition" des autorités législatives et exécutives américaines a été l'idée d'expulser la Turquie du programme du chasseur de cinquième génération F-35 Lightning II. Le congrès a adopté une loi sur la suspension de la participation de la Turquie au programme en juin 2018, et un an plus tard, après le franchissement de la "ligne rouge" sous la forme de livraisons de S-400, elle en a été complètement exclue. La notification formelle a été envoyée en avril 2021.
La remise de chasseurs payés et formellement appartenant à la Turquie a été interdite législativement, et ils peuvent être considérés de facto comme "saisis". Cela concerne les six premiers appareils formellement transmis à Ankara et qui ont même eu le temps de décoller avec des marques d'identification turques. Les appareils commandés et plus ou moins prêts ont été rachetés par l'armée de l'air américaine. À l'heure actuelle, elle a déjà reçu 16 chasseurs initialement construits pour la Turquie, et au total il est question de 24 avions.
Une question se pose en l'absence de F-35: sur quels appareils volera l'armée de l'air turque? Son noyau est constitué par des chasseurs F-16 avec 260 avions, soit le troisième plus grand parc du monde après les États-Unis et Israël. De plus, Ankara possède quelques chasseurs F-4 et F-5 modernisés mais très fatigués et usés.
L'aviation turque est restée sans avion sur lequel elle comptait pour renouveler son parc de chasseurs. La Turquie possède un programme national TF-X pour la conception du chasseur MMU mené avec des partenaires étrangers (c'est l'anglais Rolls-Royce qui développe le moteur), mais même selon les prévisions optimistes la conception du prototype est prévue pour 2023, et la mise en service pour début des années 2030. Dans ce genre de choses les délais ont tendance à bouger et on ignore s'il aura des problèmes avant le lancement de la production de série.
Le 30 septembre, la Turquie a envoyé aux États-Unis une requête officielle pour l'achat de 40 chasseurs F-40 de nouvelle version Block 70 et 80 lots de modernisation pour leurs chasseurs jusqu'à ce niveau. Les nouveaux appareils devraient permettre de retirer entièrement du service les derniers F-4 Phantom II. Le montant total du contrat est estimé à 6-7 milliards de dollars. On s'attend à ce que les dirigeants de la Turquie et des États-Unis l'évoquent personnellement au sommet du G20 à Rome les 30 et 31 octobre. Il est également prévu d'aborder la situation concernant les livraisons de F-35. Le sort de la requête turque sera un marqueur de l'évolution des relations américano-turques.
Du point de vue de la Russie, la situation est très simple. Les litiges et les scissions au sein de l'Otan sont bénéfiques pour Moscou, notamment entre les acteurs importants. Métaphoriquement parlant, abattre une centaine de F-35 par un régiment de S-400 est un succès fantastique (du moins, reporter leur mise en service dans ce pays de plusieurs années). Sachant qu'il serait encore possible d'obtenir de l'argent pour cela, alors que c'est les Américains et l'Otan qui doivent subir des frais supplémentaires. C'est pourquoi il est utile pour la Russie de proposer ses Su-35 aux Turcs.
Les principaux arguments contre se résument au risque de fuite des secrets techniques et des armements dans un pays loin d'être amical. Mais tout n'est pas aussi terrible. Premièrement, le Su-35S actuel a été initialement conçu comme un produit d'exportation. En termes d'armement les versions d'exportation sont différentes de celles prévues pour le marché russe, et l'appareil est proposé aux pays d'où la fuite de secrets au profit des Américains est tout aussi plausible que de Turquie (les monarchies du Golfe, le Pakistan, l'Indonésie, l'Égypte). Deuxièmement, c'est pour la Russie que le matériel aéronautique russe et d'autres armements entre les mains turques sont moins dangereux. Le producteur les connaît à la perfection et certains sont d'avis qu'en essayant d'utiliser des armes sophistiquées contre le fabricant "soudainement" quelque chose pourrait aller de travers.
La politique turque aurait pu être qualifiée d'"équilibre" entre les grands acteurs étrangers, mais cela sous-entend en général des signaux amicaux alternés, or dans le cas d'Ankara il s'agit plutôt d'une irritation équitable et d'un chantage des "partenaires". Même si cette tactique se manifeste également dans un large éventail d'actions en politique étrangère.
Alexandre Lemoine
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