Observateur Continental a repris des passages de l'analyse de Pierre-Emmanuel Thomann, expert en géopolitique et analyste, concernant la stratégie de l'AUKUS. L'expert pose des questions sur la place de la France et sur sa riposte vis-à-vis de cette trahison anglo-saxonne.
La nouvelle alliance entre les Etats-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni (AUKUS) dans la zone indopacifique annonce une nouvelle escalade dans la rivalité géopolitique entre les Etats-Unis et leurs alliés anglo-saxons contre la Chine, et c’est l’occasion pour la France de rééquilibrer ses alliances. De nouvelles cartes géopolitiques sont en train d’être retournées et redistribuées. La France a dans ses mains de très bonnes cartes (Histoire, diplomatie, force nucléaire et militaire) et ne devrait pas les offrir à ceux qui la trahissent.
La rupture du contrat par l’Australie portant sur la livraison de sous-marins français et son remplacement par un contrat avec les Etats-Unis et le Royaume-Uni est la conséquence immédiate de cette nouvelle alliance. Au delà de l’annulation du contrat, la crise diplomatique qu’elle a provoqué résulte plus profondément de la mise à l’écart de la France dans cette nouvelle alliance exclusive des trois pays anglo-saxons et de la duplicité de ces Etats que la France considérait, à tort, comme des alliés sur un même pied d’égalité. Cette alliance cristallise les postures rivales et le risque d’une nouvelle phase de prolifération nucléaire s’accroît puisque le contrat porte sur la livraison de sous-marins américains à propulsion nucléaire à l’Australie, puissance non nucléaire.
AUKUS et la manœuvre d’encerclement de l’Eurasie. Pour interpréter la configuration géopolitique émergente qui résulte de la création de cette alliance, les enjeux doivent être abordés à l’échelle mondiale et non pas seulement dans la zone indopacifique afin d’en souligner les ressorts profonds. L’émergence de cette configuration était pourtant prévisible. ll faut rappeler que pour les Etats-Unis, la doctrine de l’Indo-Pacifique, n’est que le volet asiatique d’une manœuvre plus large qui consiste à encercler l’Eurasie, l’autre volet étant le front est-européen contre la Russie. AUKUS s’inscrit donc dans la volonté des Anglo-Saxons de se positionner au sommet de la hiérarchie des puissances.
Cette alliance des trois pays anglo-saxons dans l’Indo-Pacifique est exclusive car elle découle de l’objectif des Anglo-Saxons de ralentir l’émergence du monde multipolaire à l’échelle mondiale, notamment contre la Chine mais aussi contre la Russie. Même si la zone indopacifique devient prioritaire pour les Etats-Unis, le théâtre européen reste d’actualité. La stratégie globale des Anglo-Saxons consiste, aussi, à empêcher l’éventuelle émergence d’un bloc ouest-européen autour de la France et l’Allemagne, avec à terme une entente avec la Russie, voire la Chine par voie continentale.
Les Etats-Unis cherchent désormais à éviter une escalade de la rivalité avec la Russie, mais ils ne peuvent pas enrôler la Russie contre la Chine car la Russie n’a pas intérêt à une fracture géopolitique en Eurasie avec la Chine. De plus, si la Russie n’est plus un adversaire, il n’y aurait plus d’obstacle à une entente d’envergure pan-européenne, avec pour conséquence une obsolescence de l’alliance atlantique et du rôle de chef de file des Etats-Unis en Europe. Les Etats-Unis ne souhaitent pas non plus quitter le théâtre européen, afin d’éviter une guerre sur deux fronts, car en cas de conflit avec la Chine, ils estiment nécessaire d’empêcher la Russie de profiter d’un vide stratégique en Europe.
Pour pouvoir se concentrer sur l’Indo-Pacifique contre la Chine, ils soutiennent des Etats-fronts comme la Pologne et les pays Baltes et des Etats pivots comme l’Ukraine et la Géorgie. pour endiguer endiguer la Russie en Europe et la repousser dans ses terres continentales. Ils cherchent aussi à orienter les ambitions de la Turquie vers les zones d’intérêts russes comme le Caucase, la Syrie, la Libye et l’Asie centrale.
La mise à l’écart de la France n’est évidemment pas fortuite car la France a été en pointe pour la promotion d’une autonomie stratégique européenne, mais aussi pour une nouvelle architecture européenne de sécurité avec la Russie. Un avertissement est envoyé à l’Allemagne par le même occasion car elle souhaite préserver ses liens commerciaux avec la Chine et ses approvisionnements énergétiques avec la Russie.
La présence du Royaume-Uni sous la bannière de la doctrine du «Global Britain» dans cette alliance indopacifique, démontre que sa vocation géopolitique profonde est à visée mondiale. Le Royaume-Uni est le seul Etat européen avec la France qui possède aussi des territoires dans la zone indopacifique bien qu’ils soient plus réduits [par rapport] à la France.
En Europe, l’objectif des Anglo-Saxons, principalement les Etats-Unis et le Royaume-Uni mais aussi leurs alliés atlantistes en Europe centrale et orientale, est d’éviter une entente entre la Russie, l’Allemagne et la France, en encourageant notamment une cristallisation de la fracture entre l’Ukraine et la Russie.
La diplomatie française, en intégrant dès 2018 la doctrine américaine de l’Indo-Pacifique, s’est alignée sur les priorités des Anglo-Saxons sans la retenue appropriée pour défendre son indépendance stratégique. Elle n’a, donc, pas obtenu de garantie préalable sur sa participation aux décisions et se voit écartée aujourd’hui du cœur de l’alliance par le triumvirat Etats-Unis Australie-Royaume-Uni.
Cette crise nous rappelle un autre triumvirat, celui que le général de Gaulle avait proposé aux Etats-Unis et au Royaume-Uni à l’Otan en 1958 et qu’il n’avait pas obtenu. Les alliances entre nations anglo-saxonnes sont toujours exclusives, une leçon de l’histoire et de la géopolitique que la diplomatie française n’a pourtant toujours pas retenu.
Cet épisode avait conduit le général de Gaulle, après son échec pour obtenir un statut égal au Royaume-Uni dans l’Otan, à s’engager dans l’alliance franco-allemande avec le traité de l’Elysée (1963), et plus tard, anticiper l’émergence d’une «Europe de l’Atlantique à l’Oural» avec la Russie. Puisque le triumvirat anglo-saxon dans l’Indo-Pacifique a écarté la France, c’est l’occasion pour la France de rééquilibrer ses alliances, comme le général de Gaulle avait essayé de la faire, [car] les Anglo-Saxons attendent de la France quelle rentre définitivement dans le rang avec un rôle subalterne.
Pierre-Emmanuel Thomann
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