Observateur Continental a réalisé un entretien avec le père Auguste Uebe-Carlson, président de l'Association 193 qui défend les victimes des essais nucléaires français en Polynésie française.
Dans leur pays, les Polynésiens ont eu l'interdiction de manifester et ont eu l'ordre de montrer un profil bas face au président français, Emmanuel Macron, lors de sa visite qui n'a pas convaincu les membres de 193.
Comment font les membres de votre organisation pour garder un calme olympien face à Macron?
- On sort d'une période de colonisation quasi militaire, même si les apparences ne sont pas là, et d'une propagande qui a duré depuis le début des années 60 avec les essais nucléaires. Toute la population a été habituée à vivre avec cette réalité à partir du moment où des milliers de Polynésiens ont «participé» comme travailleurs civils. Ce qui m'attriste le plus, c'est que ces milliers de Polynésiens, qui sont allés travailler sur les sites des essais nucléaires, sont arrivés à un point presque de compassion vis-à-vis de ceux qui ont organisé les essais nucléaires.
Durant la visite de Macron sur l'île de Moorea, c'est la seule personne – Léna Normand – qui fait partie de l'Association 193, qui a osé dire dans le calme à Macron: «On ne peut pas s'empêcher de penser que vous êtes en fin de mandature, et donc les paroles c’est une chose, mais après concrètement..? », signalant que tout cela c'est de la communication et ce pays est victime des essais nucléaires. Je suis persuadé que l'Etat n'aime pas ce genre d'opposition.
Parlez-vous du syndrome de Stockholm?
- Oui, le syndrome de Stockholm qui est comme une certaine culpabilisation
partagée avec l'Etat français qui a organisé les essais nucléaires. C'est une des principales difficultés que nous rencontrons aujourd'hui. Cet état d'esprit est assez courant dans la génération de nos parents qui a été poussée à y participer, pas dans la génération des enfants nés durant les essais nucléaires. Là, il y a un souci pour l'Etat français car derrière cette «gentillesse», il y a une véritable prise de conscience. On adopte une autre posture par rapport au temps où des opposants menaient des actions assez violentes.
Depuis quand existe l'Association 193?
- L'Association 193, que je dirige, existe, à peine, depuis 7 ans. L'Etat français a pendant trop longtemps trouvé très avantageux de diviser la population polynésienne en deux parties. Les antinucléaires étaient nécessairement des indépendantistes. Même ceux qui pouvaient avoir un sentiment de rattachement à ce pays ne pouvaient pas se déclarer contre le nucléaire au risque d'être considérés comme indépendantistes. Depuis la création de 193, nous avons réussi à collecter il y a 5 ans plus de 55 000 signataires ce qui équivaut à une personne sur 4. Pour la France, cela serait presque 10 millions de personnes qui signeraient une pétition. Ces 55 000 signataires réclament un référendum local sur le nucléaire et cela n'arrange pas l'Etat français. Cette réalité n'est pas très connue de la métropole et des métropolitains. Beaucoup de Français qui arrivent ici et qui rentrent en contact avec nous, sont attristés d'apprendre cette histoire car ces 193 essais nucléaires correspondent à 800 Hiroshima.
Combien de personnes décèdent des conséquences des essais nucléaires?
- Chaque année, nous avons – je cite les chiffres de la caisse de sécurité polynésienne (CPS) – entre 500 et 800 personnes qui développent des cancers radio-induits. On peut trouver cela dans la liste de la loi Morin de 2010, par exemple. Sur une période de 25 ans (1992 à 2017), la CPS a recensé près de 20 000 personnes qui ont développé l'une des maladies radio-induites. Cela arrive sur des îles paradisiaques où il n'y a pas de pollution industrielle que nous pouvons trouver dans d'autres pays. On ne compte même pas les essais nucléaires de 1966 à 1991.
C'est quoi la raison?
- Nous n'avons pas de chiffres. En Polynésie, nous n'avons pas de registres sur les cancers depuis 50 ans. Tous les anciens chefs médecins étaient des militaires. Le gouvernement local a entrepris cette démarche depuis à peine deux ans. On recense de nombreuses victimes mais nous avons du mal à trouver les dossiers pour justifier le lien avec les essais nucléaires. Le Civen, l'organisme qui indemnise les victimes, s'appuie sur des données qui sont seulement maîtrisées par les experts du Centre d'Expérimentation Atomique (CEA). Nous ne pouvons pas vérifier ces données.
Comment avez-vous organisé les manifestations?
- Nous avons organisé des manifestations alors que toutes nos déclarations de manifester ont été interdites par le Haut-Commissaire durant la visite d'Emmanuel Macron. Nous avons, cependant, dispersé les manifestants sur tout son trajet. Jusqu'au départ du président français nos manifestations étaient hors-la-loi. Nos manifestants ont dû aller sur des terrains privés, sinon la police nous chassait des endroits publics. Nous étions soumis à une ambiance de menace totale et la situation était dangereuse pour les manifestants.
Qu'avez-vous pensé du discours officiel du président français?
- C'était un séjour très policé. Nous attendons les futures expertises de ces victimes pour comprendre si, comme Emmanuel Macron l'a souhaité, nous assistons à un changement. On pourra croire aux paroles du président français si, concrètement, les gens sont indemnisés. C'est trop tôt pour dire que ses paroles ont une portée positive.
Est-ce que le manque de pardon de Macron choque?
- La demande de pardon est une étape nécessaire pour réconcilier ce pays avec ce passé douloureux. Ce n'est pas qu'une question financière. Ce qui est troublant dans le message d'Emmanuel Macron, c'est qu'il ne demande pas pardon, mais après son discours à la présidence, il a été interviewé par deux journalistes du pays où il a déclaré «j'aimerais bien que les familles touchées par les essais nucléaires m'accordent leur pardon. C'est étonnant! A quel titre, il demande aux familles de lui pardonner? Il fait l'inverse dans sa démarche. On a trouvé cette situation irréaliste. On a l'impression que la culpabilisation est toujours du côté des victimes et n'est jamais du côté de l'Etat. C'est celui, qui porte le symbole de l'Etat, qui doit apporter ce pardon. On pense qu'Emmanuel Macron a raté le rendez-vous.
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