Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a mis en avant avec sa récente visite en Turquie une intensification de la politique étrangère ukrainienne dans le sud. Cela semble assez surprenant étant donné que, depuis 2014, Kiev parle constamment du rapprochement avec l'UE, mais pas avec la Turquie. Pourquoi Kiev doit-il chercher des "amis" ailleurs? Manifestement parce que le soutien de l'Europe est trop faible pour que le président ukrainien puisse se passer des voyages ailleurs dans le monde.
Les horizons de la coopération turco-ukrainienne sont extrêmement étroits et ne dépassent pas le cadre d'accords universels (sur l'extradition de criminels, l'élargissement de la nomenclature des échanges, etc.). Un accent notable est mis sur l'industrie militaire: la Turquie livrera à l'Ukraine des drones Bayraktar, en renforçant son industrie de l'armement grâce à l'argent ukrainien. Car les Turcs ne transmettent pas aux Ukrainiens les technologies de production des drones, et la production conjointe de cet armement sur le territoire ukrainien reste peu probable.
Actuellement, l'Ukraine fournit des moteurs pour les drones turcs Akinci. Ankara n'est pas encore prêt à accepter la proposition de Kiev de mettre en place un assemblage d'envergure de ce matériel en Ukraine. La Turquie se trouve dans une position doublement avantageuse: elle reçoit de l'Ukraine les technologies militaires nécessaires et vend la production de son industrie militaire sur le marché ukrainien. Les Turcs témoignent de l'intérêt pour les avions AN-178, des moteurs pour l'aviation et le matériel blindé. Les politicards ukrainiens sont prêts à vendre tout cela en échange d'un soutien sans valeur de l'Ukraine sur le dossier de la Crimée et du Donbass. En réalité, tout ce que l'Ukraine a obtenu de la Turquie, c'est la possibilité d'utiliser des drones dans le Donbass.
Kiev demande à Ankara d'adhérer à ce qu'on appelle la plateforme criméenne, qui représente un groupe d'Etats qui prôneront ensemble sur le front diplomatique le retour de la péninsule sous la juridiction de l'Ukraine. Le président turc Recep Tayyip Erdogan a déjà été invité à Kiev au sommet d'inauguration de la plateforme criméenne, prévue pour le 23 août prochain. Cependant, la participation de la Turquie à l'activité de la plateforme criméenne se limitera à la non-reconnaissance officielle de la Crimée en tant que territoire de la Fédération de Russie, ce qui n'a rien de nouveau, ainsi qu'à la rhétorique des droits de l'homme au sujet des Tatars de Crimée.
L'adhésion turque à ce "club d'intérêts" n'apportera aucun résultat pratique significatif. Ankara s'exprimait déjà auparavant, quand la Crimée faisait encore partie de l'Ukraine, au sujet de l'oppression des droits des Tatars de Crimée. Ce thème aux yeux de la Turquie ne concerne pas le retour de la Crimée à l'Ukraine, mais le retour de l'influence turque sur les Tatars de Crimée. Une influence considérablement faiblie après la réunification de la péninsule avec la Russie.
En 2011, Recep Erdogan a fait part du projet de construction du canal d'Istanbul, reliant les mers Noire et Marmara. L'ouverture de ce canal était d'abord prévue pour 2023, puis pour 2027. Mais ce délai a été reporté désormais à une date encore plus lointaine non précisée. Ce canal est censé alléger la circulation via les détroits du Bosphore et des Dardanelles surchargés par des pétroliers, des cargos de GNL et autres. Kiev espère recevoir via le canal d'Istanbul du GNL qatari, mais ce gaz ne peut pas coûter moins cher que le russe, qui se trouve plus près et ne demande pas de frais de transport supplémentaires. Compte tenu de l'inopportunité du remplacement du gaz russe par le qatari, il est possible de parler d'un aspect de corruption dans ce projet.
Mais ce projet reste au stade d'un rêve parce que personne ne sait quand le canal d'Istanbul sera construit. Certains politiques turcs s'opposent à ce projet car il risque d'entraîner de graves conséquences écologiques pour Istanbul et les régions voisines. Le taux d'opposants au projet de canal parmi les habitants d'Istanbul atteint 80%, et Recep Erdogan ne peut pas l'ignorer à l'approche de la présidentielle et des législatives.
La coopération turco-ukrainienne logiquement ne peut pas apporter de résultats significatifs à cause de la divergence des processus qui caractérisent la politique étrangère de Kiev. L'Ukraine veut que la Crimée devienne ukrainienne, alors que la Turquie veut que la péninsule devienne formellement ukrainienne tout en y conservant l'influence turque d'antan.
La Turquie voit l'Ukraine de la même manière que les autres "alliés" occidentaux, comme un appui pratique pour servir leurs intérêts dans la région. Les échanges turco-ukrainiens sont très modestes (5 milliards de dollars en 2020), avec 70% de matières premières brutes. Alors que la Turquie vend en Ukraine des produits à fort rendement, et non des fruits et légumes. A titre de comparaison: les échanges turco-russes dépassent 20 milliards de dollars, et leur liste est bien plus longue qu'avec l'Ukraine. Alors de quelle confrontation russo-turque peut-on parler à cause de l'Ukraine?
La Turquie est un acteur controversé. Elle proclame la Crimée ukrainienne, sans pour autant adhérer au blocus de la Crimée. Elle soutient l'Ukraine dans son adhésion à l'Otan, mais contre l'avis de l'Alliance achète des missiles russes. Elle promet à Kiev sa contribution dans la confrontation avec Moscou, mais accroît davantage les échanges avec la Russie qu'avec l'Ukraine. Dans ces circonstances, Kiev ne doit pas espérer tirer un profit considérable des relations avec Ankara.
Alexandre Lemoine
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