Cela fait dix ans, en décembre 2010, que le Printemps arabe a éclaté au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Les manifestations antigouvernementales qui ont eu lieu dans plusieurs pays ont rapidement dégénéré en émeutes et en confrontation armée contre la police et l'armée. Cela a conduit à la chute de plusieurs régimes autoritaires, et les événements qui ont suivi ont complètement changé le paysage politique, social et même religieux de la région.
Dix ans plus tard, force est de constater: dans les Etats qui ont connu le Printemps arabe la vie n'est pas devenue meilleure, alors que certains pays ont même plongé dans l'abîme de la guerre civile. La destruction, la pauvreté et les réfugiés, voilà leurs réalités aujourd'hui.
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"Dans toute la région les révoltes ont conduit à une hausse de fanatisme religieux. Il est alimenté notamment par la guerre civile en Syrie, par la rivalité entre les Saoudiens et les Iraniens pour la domination dans la région, ainsi que par la politique de Daech pour débarrasser son "califat" de ceux qui ne correspondent pas à son interprétation de l'islam sunnite", fait remarquer le professeur de l'Université de Californie James Galvin.
L'historien a ajouté qu'en dix ans la région a traversé une crise humanitaire après l'autre. "Dans les zones des combats acharnés, en Syrie, en Libye, au Yémen et en Irak, des villes et des villages ont été abandonnés, et leurs habitants ont fui dans les différentes directions. Le nombre de déplacés internes et de réfugiés a considérablement augmenté. La guerre et les émeutes n'ont pas seulement entraîné des victimes parmi les civils, elles ont également détruit l'infrastructure pour des milliards de dollars, ont sapé le système de la santé publique", a souligné James Galvin. Et d'ajouter: "Au final, la vie des millions de gens est constamment menacée par la famine, qui est à la fois la conséquence et l'arme de la guerre."
Néanmoins, on ne peut pas non plus ignorer les progrès positifs provoqués par le Printemps arabe, estime Eric Goldstein de HRW. Il a montré aux habitants des pays non démocratiques qu'ils peuvent s'opposer aux régimes enracinés, y a développé le besoin d'une société civile. Alors que les réseaux sociaux sont devenus un outil pratique pour coordonner les activistes, a noté le responsable.
L'un des résultats du Printemps arabe est la conscience du fait que des grands mouvements protestataires peuvent faire leur apparition à tout moment en tout lieu quand les conditions seront mûres.
L'analyse des événements de cette dernière décennie conduit à une conclusion curieuse: à première vue, les processus synonymiques dans les pays de la région ont conduit à des dénouements complètement différents. Dans certains le pouvoir a fait des concessions, dans d'autres il a resserré les boulons, ou encore la confrontation a dégénéré en une guerre sanglante qui perdure.
Le Printemps arabe 2.0
En 2019, la région a été frappée par une seconde vague de protestations. Au Soudan les militaires ont renversé le président Omar el-Bechir, qui était à ce poste depuis presque 30 ans. Sur fond d'émeutes populaires a également démissionné le président algérien Abdelaziz Bouteflika, qui se trouvait au pouvoir depuis 1999 et avait l'intention de briguer un cinquième mandat.
Mi-octobre de la même année, à cause des plans du gouvernement d'instaurer une taxe sur WhatsApp, des protestations ont éclaté au Liban, qui ont poussé le premier ministre Saad Hariri à quitter son poste. Le nouveau cabinet a été constitué en janvier 2020, mais les manifestations n'ont pas cessé. Le pays reste paralysé par une crise politique et économique, qui a été exacerbée par l'immense explosion au port de Beyrouth et par la pandémie de coronavirus.
C'est la Covid-19 qui a de facto mis sur pause les protestations, qui montaient de nouveau en puissance dans la région. Le fait est que les problèmes fondamentaux qui ont provoqué les événements du Printemps arabe n'ont pas été réglés même dans les pays où tout s'est passé de manière relativement pacifique. Leurs autorités ont promis des changements, mais se sont contentées en réalité de mesures superficielles.
Selon le Programme des Nations unies pour le développement, le salaire moyen en Tunisie, à Bahreïn et en Egypte n'a pratiquement pas changé, alors qu'il a chuté en Syrie, au Yémen et en Libye. Le taux de chômage parmi les jeunes reste élevé dans les six pays, sachant qu'il a fortement augmenté en Libye, en Tunisie et en Egypte immédiatement après le Printemps arabe.
Tout comme ne s'est pas améliorée la situation des libertés et des droits civils. L'indice de démocratie calculé par l'ONG Freedom House a pratiquement triplé seulement en Tunisie, alors que dans d'autres pays il est passé sous le seuil des indicateurs de 2010.
Malgré la "pause coronavirale" dans les protestations, la pandémie, plus exactement la crise économique sans précédent qu'elle a provoquée, pourrait devenir un autre catalyseur de révolutions au Moyen-Orient. Selon le professeur Achcar de l'université de Londres, le coronavirus a créé un terrain encore plus fertile pour une explosion sociale. "Même les pays arabes riches ont été touchés, dont l'économie dépend fortement des exportations du pétrole alors que le prix du baril a chuté. Par conséquent, la situation économique et sociale est devenue encore plus tendue", souligne-t-il.
D'après l'expert, les processus révolutionnaires au Moyen-Orient et en Afrique du Nord sont encore loin d'être terminés et peuvent prendre des années. Le professeur Galvin de l'université de Californie note de son côté qu'il est impossible de prédire des révolutions. Selon lui, l'humanité ne pouvait pas prévoir le Printemps arabe, la Révolution islamique de 1979 en Iran ni même la Révolution française de 1789-1799.
"Les révoltes sont imprévisibles parce que les gens sont imprévisibles. Il est impossible de déterminer pourquoi un problème qui ne fait qu'hausser les épaules devient un jour ce qui met tout sens dessus-dessous. Tout simplement cela arrive", conclut-il.
Alexandre Lemoine
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