L'annonce d'un accord passé entre une compagnie américaine et les Kurdes sur l'aménagement des champs pétroliers dans le Nord-Est de la Syrie a provoqué une réaction brutale de Damas et d'Ankara. Les autorités syriennes ont qualifié les Etats-Unis de "voleurs", alors que la Turquie s'est soudainement préoccupée de l'intégrité territoriale de la Syrie: Ankara n'apprécie pas du tout le renforcement de l'indépendance économique des Kurdes syriens.
Selon les experts, cet accord est avant tout d'une importance politique car il encourage l'autonomie des régions incontrôlées par Damas et le prive d'espoir de reprendre entièrement le contrôle des richesses nationales du pays.
"Les ressources naturelles de la Syrie appartiennent au peuple syrien. Nous regrettons que les Etats-Unis soutiennent une démarche qui viole le droit international, transgressent l'intégrité territoriale de la Syrie et fassent ce qui relève du financement du terrorisme", a déclaré ce lundi le ministère des Affaires étrangères turc en commentant l'annonce d'un accord entre l'administration autonome de la Syrie du Nord et de l'Est et la compagnie pétrolière américaine Delta Crescent Energy. La veille, le ministère des Affaires étrangères syrien a qualifié "l'accord entre les voleurs qui pillent et les voleurs qui vendent" de menace pour la souveraineté syrienne. Damas a souligné que l'accord conclu en contournant le gouvernement central était illégal.
C'est le commandant des Forces démocratiques syriennes Mazloum Abdi qui a parlé de la signature de cet accord au sénateur américain Lindsey Graham. Pendant la réunion du comité des affaires étrangères du sénat ce dernier a demandé au secrétaire d'Etat américain Mike Pompeo si la compagnie américaine avait réellement conclu avec les Kurdes un accord pour "moderniser et développer" l'infrastructure des gisements au Nord-Est de la Syrie. Le chef de la diplomatie américaine a confirmé cette information: "L'accord a demandé un peu plus de temps que nous ne l'espérions, et nous sommes en train de le réaliser." Les deux hommes politiques n'ont pas dévoilé le nom de la compagnie qui avait signé cet accord.
D'après le média en ligne Al-Monitor, il s'agit de la compagnie Delta Crescent Energy. Selon ses sources, ce contrat a été signé "avec le soutien de la Maison blanche".
"Cet accord a une immense importance politique et pourrait être considéré comme la reconnaissance de l'administration kurde", cite le grand quotidien arabe Asharq Al-Awsat un responsable kurde anonyme. Et d'ajouter: "Cela réduit également les craintes concernant un éventuel retrait inattendu des forces américaines des régions à l'Est de l'Euphrate."
"Nous coopérerons étroitement avec nos alliés kurdes afin d'être certains que les revenus de ce pétrole ne se retrouveront pas entre les mains de l'Iran, du régime (syrien) ou de la Russie", a déclaré le vice-président américain Mike Pence.
En janvier, le représentant spécial des Etats-Unis pour la Syrie James Jeffrey a souligné que Washington ne s'ingérait pas dans la production pétrolière, mais certaines compagnies américaines ont effectivement demandé des licences pour gérer le contrôle des actifs étrangers du Trésor américain afin de travailler dans la région. Sachant que les sanctions américaines interdisent le commerce de produits pétroliers avec la Syrie. Mais cela concerne les territoires contrôlés par Damas, alors qu'une exception est faite pour les Kurdes au Nord-Est.
Avant la guerre, la Syrie produisait 350.000-380.000 barils de pétrole par jour. A l'heure actuelle, selon les estimations des experts, elle s'élève à 50.000-60.000 barils par jour, et ce sur l'ensemble du territoire du pays. Toutefois, la majeure partie des gisements se situe précisément dans le Nord-Est de la Syrie.
Delta Crescent Energy est une compagnie sans actifs courants, sans site officiel. On sait uniquement qu'elle a été enregistrée dans le Delaware. Cette compagnie pourrait être liée aux structures militaires américaines. La compagnie n'a ni marchés d'écoulement fixes ni sa propre raffinerie ni d'accès aux oléoducs magistraux, c'est pourquoi son contrat représente certainement rien d'autre qu'un bruit informationnel qui détourne l'attention du fait que les gisements pétroliers au Nord-Est de la Syrie se trouveront directement sous le contrôle des forces armées américaines. Par ailleurs, personne ne le cachait.
En obtenant des leviers légaux pour la vente de leur pétrole les autorités au Nord-Est de la Syrie renforcent leurs positions en tant qu'entité pseudo-étatique. De plus, avec la signature de cet accord les Etats-Unis envoient à Damas un signal que les compagnies occidentales peuvent signer des contrats avec des centres de force alternatifs dans le pays. Ce qui est plutôt bénéfique pour la Turquie, même si verbalement elle est opposée à de telles méthodes, mais cela crée également un précédent pour un travail plus actif des compagnies turques dans le pays qui travaillent déjà en contournant Damas, dans la zone du "Bouclier de l'Euphrate" contrôlée par Ankara.
Alexandre Lemoine
Les opinions exprimées par les analystes ne peuvent être considérées comme émanant des éditeurs du portail. Elles n'engagent que la responsabilité des auteurs