Sergueï Karaganov, chercheur internationaliste, président d'honneur du présidium du Conseil pour la politique étrangère et de défense, président du conseil de la rédaction du magazine Russia in Global Affairs. Doyen de la faculté de la politique mondiale et d'économie du Haut collègue d'économie.
Le concept de grande Eurasie est né de l'évaluation de plusieurs tendances importantes du développement mondial.
Premièrement, c'est le déplacement de l'Ouest vers l'Est du centre de l'économie et de la politique mondiales, l'ascension rapide de la Chine, de l'Inde et d'autres pays asiatiques. Ce changement au niveau profond a été assuré manifestement par le déclin définitif de la domination militaire de l'Europe, de l'Occident qui incluait autrefois la Russie, datant des XVI-XVIIe siècles et qui avait servi de fondations pour sa domination dans la politique, l'économique, l'idéologie et la culture. Avec la fin de l'ère de domination militaire, les civilisations et les pays autrefois opprimés ont obtenu la liberté de développement et d'utilisation d'avantages concurrentiels.
Deuxièmement, c'est la tendance grandissante de «l'Asie pour l'Asie», quand la croissance économique des pays d'Asie a commencé à s'appuyer de plus en plus sur le commerce à l'intérieur du continent, sur la croissance des marchés intérieurs. Avec la Chine en tête.
Troisièmement, c'est la fin au début des années 2010 de la brève «ère Asie-Pacifique». Il était estimé auparavant que l'océan Pacifique, avec le duumvirat des Etats-Unis et de la Chine, deviendrait le centre du commerce et de la politique mondiaux. Mais à partir du début des années 2000, l'élite américaine a commencé à voir la Chine non plus comme un partenaire, mais comme un concurrent et un rival géopolitique. Avant cela, au vu des particularités de la pensée politique occidentale contemporaine, les Etats-Unis estimaient qu'en devenant capitaliste et riche la Chine devait forcément devenir plus démocratique, c'est-à-dire moins contrôlable et prooccidentale en politique étrangère.
Quatrièmement, confrontée à la stratégie de contention des Etats-Unis, guidée par les besoins de développer son économie, en cherchant à s'assurer une périphérie amicale et à élargir au final l'accès aux riches marchés européens, la Chine est partie vers l'Ouest en lançant la stratégie de «La Ceinture et la Route».
Cinquièmement, intellectuellement depuis la fin des années 2000, et réellement à partir de 2010-2012, la Russie a entamé son tournant tant attendu vers l'Est, vers les nouveaux marchés émergents, notamment à travers un développement accéléré de ses territoires à l'Est. Ce mouvement a été stimulé par la confrontation avec l'Occident qui a fait surface en 2014.
Sixièmement, le concept de la grande Eurasie est devenu encore plus d'actualité à cause de l'extinction du projet paneuropéen. C'était dû à l'entrée de l'UE à partir de la seconde moitié des années 2010 dans une crise profonde, multilatérale et, s'avère-t-il, à long terme. Or c'est l'UE (avec l'Otan) qui s'efforçait de devenir le centre de l'espace paneuropéen et même continental, tout en écartant et en «antagonisant» la Russie. La crise européenne et le départ des Etats-Unis de l'Europe, qui a commencé bien avant Donald Trump, offrent des opportunités pour créer un système continental de coopération économique, de développement et de sécurité non plus selon un modèle euro-centrique. De plus, de nombreux Européens n'ont visiblement plus vraiment de choix raisonnable autre qu'une nouvelle politique vis-à-vis de l'Est, mais cette fois au format eurasiatique. Et le nouveau rapprochement avec l'Europe, quand il commencera, sera bénéfique pour la Russie seulement dans le cadre eurasiatique compte tenu du changement de l'équilibre dans les relations avec l'Europe et de la diversification de ses liens économiques et politiques.
Septièmement, la croissance économique et l'émancipation politique des pays et des civilisations de l'Asie mettent en évidence les liens oubliés ou réprimés, qui réunissaient pendant des siècles et même des millénaires les pays de l'Eurasie. Ils sortent de «l'ombre civilisationnelle».
Il devient de plus en plus évident que jusqu'aux XVI-XVIIe siècles la plupart des grandes inventions qui ont enrichi l'humanité avaient été faites sur le territoire du monde arabe, de la Chine, de la Perse, de l'Inde, de l'Empire ottoman, des civilisations oubliées de l'Asie centrale et, bien sûr, de la Byzance, qui avait gardé pendant le sombre Moyen-Âge européen le meilleur dans la culture européenne, en le mélangeant avec la culture de l'Est. L'occidento-centrisme de la culture mondiale commence à être surmonté. Il devient clair comment les cultures asiatiques ont enrichi l'européenne. Tout comme cette dernière a enrichi les asiatiques. Commence une réévaluation de l'Empire mongol, le plus puissant dans l'histoire de l'humanité, dont la Russie, tout comme les autres de ses victimes, a manifestement obtenu l'ouverture culturelle et la tolérance religieuse, ainsi que probablement le patrimoine impérial qui existait avant Pierre le Grand.